Dans nos cerveaux
Les sciences cognitives et comportementales pour comprendre nos décisions
« Elles étaient en pleurs, complétement perdues ! » m’explique Valérie, une amie intervenant également en école de Sciences de Gestion. Valérie décrit l’état de panique de ses étudiantes en Master, privées d’Intelligence artificielle pour cette épreuve de fin d’année. Pour ce partiel, ma collègue avait conçu un examen durant lequel les étudiants n’avaient pas le droit d’utiliser Internet, et donc pas d’IA, car leur intelligence « naturelle » devait suffire largement. Pourtant cette consigne a déclenché une vague d’émotions, traduisant déjà une forme d’addiction aux IA. Avons-nous déjà franchi le point de non-retour, jusqu’à ne plus pouvoir réfléchir sans IA ?
Déléguer nos efforts cognitifs à la technologie : rien de nouveau !
Plusieurs études récentes, dont celle de l’Université d’Austin et une autre parue sur le site du British Journal of Education Technology, décrivent la manière dont l’IA commence à modifier nos capacités cognitives, notamment en termes de compréhension et d’analyse. Ces études ciblent en particulier les étudiants qui peuvent développer une dépendance excessive quitte à faire preuve de « paresse métacognitive », c’est-à-dire de difficulté à se concentrer et réfléchir activement sur un sujet. Des étudiants qui ne sont pas les seuls concernés. Combien de numéros de téléphone connaissons-nous encore par cœur ? Très peu, parce que nous avons transféré la mémorisation de ces données à nos smartphones. David Allen, consultant américain créateur d’une des méthodes de productivité les plus célèbres « Getting Things Done – GTD » affirme que « le cerveau est fait pour avoir des idées, pas pour les retenir ».
Alors pourquoi retenir les chefs-lieux de départements français quand on trouve l’information sur le web ? Nous avons tous progressivement adopté ce comportement. Pourtant, une nouvelle frontière dangereuse est sur le point d’être franchie : allons-nous également peu à peu déléguer notre capacité de réflexion à l’IA ? Une illustration qui parle à grand nombre d’entre nous : pour retrouver nos amis dans ce nouveau restaurant, visualisons-nous le trajet mentalement ou faisons-nous confiance aveuglément à Waze ? De même, pour préparer un repas de fête, cherchons-nous à imaginer spontanément de délicieuses recettes ou avons-nous recours illico à notre tablette pour dénicher des idées ? Aujourd’hui, nous pouvons même solliciter ChatGPT, et ce dès la perspective du moindre effort, dans notre vie professionnelle : répondre à un mail, organiser notre temps, rédiger nos posts sur Linkedin, analyser un tableau de données issues d’Excel. Certes l’IA décuple nos capacités de traitement, de synthèse et notre productivité. Et notre société n’est qu’à l’aube d’une nouvelle ère de la gestion des connaissances.
Au risque de perdre sa capacité de jugement
Toutefois, une étude de Microsoft et de l’université de Carnegie Mellon portant sur 319 professionnels attire notre attention sur la confiance démesurée que nous sommes susceptibles d’accorder à l’IA. Elle met en évidence qu’un usage immodéré de l’IA réduit la pratique de nos compétences mentales et entraîne une dépendance cognitive. C’est l’ironie de l’automatisation. Le recours systématique à l’IA diminue notre capacité à muscler notre pensée critique sur des cas courants, et atrophie notre jugement. En favorisant des interactions rapides et peu nuancées, l’IA encourage une réflexion en surface plutôt qu’en profondeur. On parle de « convergence mécanisée » pour décrire cette propension des utilisateurs à ne pas appliquer leur jugement personnel ni à contextualiser les réponses de l’IA.
Avoir confiance en soi pour préserver son esprit critique
Ce phénomène est amplifié par la confiance que nous nous attribuons, versus celle donnée à l’IA. Moins nous avons confiance en notre savoir et plus nous acceptons aveuglément les résultats fournis par l’IA. Inversement, une confiance en soi plus élevée est associée à une pensée critique renforcée.
L’IA est bien là, et nous rendra chaque jour de nouveaux services, il serait inapproprié de ne pas s’en servir. Pourtant, comment l’utiliser à bon escient, pour démultiplier nos capacités plutôt que pour nous en priver ? Un conseil : confrontez-vous au moins une fois par jour à « l’effort » de faire un trajet sans Google Maps, de retenir une citation par cœur, de résumer mentalement en 3 points une conversation dense, voire … de lire un livre (ok j’exagère peut-être !).

Rédacteur
Michel Abitteboul est consultant en communication et expert en neurosciences. Il a dirigé la communication de grandes entreprises internationales…
Dans nos cerveaux
Au travail comme à la maison, les sciences cognitives et comportementales nous permettent de comprendre de plus en plus finement la complexité de nos comportements et des processus cognitifs qui les sous-tendent. Mémoire, fonctionnement psychologique et organisationnel, charge mentale ou charge émotionnelle : chaque chronique explore les méandres de l'esprit humain à travers le prisme des sciences cognitives et comportementales.