L’interview tech et innovation
Questions - réponses pour comprendre l’actualité de la technologie, de l’intelligence artificielle et de l’innovation
Christian Makaya, chercheur associé à Paris Nanterre et professeur à l’Ascencia Business School, a publié en mars dernier les résultats préliminaires d’une étude exploratoire (p.85) sur l’usage des outils d’intelligence artificielle conversationnelle par des employés souffrant de troubles psychiques. L’IA deviendrait-elle un psy de poche ?
Vous avez récemment publié une étude exploratoire sur l’usage de l’intelligence artificielle par des salariés souffrant de troubles psychiques. Qu’est-ce qui vous a poussé à explorer ce sujet ?
L’idée est née d’échanges avec des personnes suivies par l’association La Maison Perchée, qui accompagne de jeunes adultes atteints de troubles psychiques comme la schizophrénie, les troubles bipolaires ou personnalités borderline. On parle peu du vécu professionnel de ces personnes. Or, beaucoup décrivent un sentiment de sur-adaptation, faire semblant d’aller bien, cacher un trouble – qui engendre une fatigue mentale intense. J’ai voulu comprendre si, et comment, l’IA pouvait leur offrir un soutien.
Quels types d’IA utilisent-ils ?
Ce sont principalement des IA génératives comme ChatGPT. L’accessibilité de ces outils depuis fin 2022 a marqué un tournant : plus besoin d’être informaticien pour interagir avec une IA. Les participants à l’étude ont déclaré s’en servir non seulement pour le travail, mais aussi comme appui émotionnel. L’IA devient parfois confident, coach, voire "infirmier de secours" quand aucun professionnel humain n’est disponible.
Peut-on vraiment parler de soutien psychologique ?
Oui, dans une certaine mesure. Une participante nous disait : « ChatGPT est parfois mon shot de dopamine. » Pour d’autres, c’est un interlocuteur toujours disponible, qui apporte des réponses pertinentes, ou simplement un soulagement immédiat. Un participant soulignait : « Peu importe que la réponse soit bonne ou pas. Juste le fait d’avoir une réponse me calme. »
Quels bénéfices observe-t-on dans le milieu professionnel ?
Les premiers résultats montrent que ces outils peuvent réduire la charge cognitive, notamment en automatisant certaines tâches, mais aussi en rassurant. Cela peut améliorer la productivité et le bien-être perçu. L’IA devient une ressource professionnelle utile, à condition qu’elle soit perçue comme facile d’usage.
Et quels sont les risques ?
Le principal risque, c’est la dépendance. Quand on s’habitue à confier ses angoisses ou sa motivation quotidienne à une machine, l’absence de cette machine – une panne, une coupure de réseau – peut devenir un déclencheur d’anxiété. Et comme pour les réseaux sociaux, un usage excessif peut aggraver certains troubles. Il y a aussi des craintes sur la confidentialité des données, notamment si l’outil est intégré dans l’environnement de travail.
Des craintes de remplacement aussi ?
Étonnamment, dans notre panel initial, les participants avaient peu de crainte d’être remplacés. Mais ce point devra être approfondi avec un panel plus large. L’étude quantitative en cours permettra de tester plusieurs hypothèses : l’IA peut réduire le stress si elle est perçue comme utile ou l’augmenter si elle impose une charge d’adaptation, ou encore, comment la peur du remplacement peut générer de l’anxiété.
Vous avez évoqué l’idée que l’IA peut améliorer la productivité de ces salariés…
C’est un point que les participants eux-mêmes soulignent : en les aidant à mieux gérer leurs émotions, l’IA les aide aussi à mieux s’adapter au monde professionnel, à être plus efficaces. Elle allège ce besoin constant de “faire comme tout le monde”.
Comment réagissent les entreprises à cette utilisation de l’IA ?
Celles qui prennent au sérieux la santé mentale peuvent envisager l’IA comme un complément à leurs dispositifs. Mais cela suppose d’en comprendre les enjeux, les potentiels et les limites. Elle transforme nos modes de pensée, nos fragilités, nos organisations. Une phase d’étude plus large est en préparation, en co-construction avec des entreprises pour déterminer des dispositifs de soutien hybrides, combinant accompagnement humain et outils d’IA. Mais il faut garder en tête une idée essentielle : l’IA, comme toute technologie, est un pharmakon — à la fois remède et poison.

Journaliste
Journaliste et autrice, Valérie explore les grands sujets de société à la croisée des sciences, de l’économie et du vivant. Numérique, intelligence…