« Qui, ici, a l’impression de vivre une vie où il /elle peut prendre son temps ? » Réponse : une seule main levée dans une salle qui compte quelque 80 personnes. Ce constat a lancé la soirée Vivement Lundi ! du 16 juin dernier. Pour cette deuxième édition, Eurécia Média a choisi de s’emparer du thème du temps, porté par un sentiment largement partagé : celui de manquer de temps pour d’une part bien effectuer son travail, et d’autre part préserver sa santé. Une impression pas si anodine et confirmée par la recherche : selon l’Inserm, le temps de travail prolongé est significativement associé à un risque accru d’AVC. Eurécia Média a donné la parole à Candice Lourdin Fabrègue, cheffe d’entreprise, Delphine Brioude, psychologue clinicienne et professeure spécialiste du burn-out, et Maria Sol Romero Goldar, doctorante en sociologie du travail et du numérique (Université de Toulouse | LISST-CNRS). Objectif de la soirée, en complicité avec le public : explorer la question du temps sous plusieurs angles : la psychologie et la santé mentale, la gestion du temps et les outils numériques partagés.
Le risque de ne plus compter ses heures
« L’épuisement professionnel peut engendrer le développement de maladies chroniques. Certains de mes patients ont été alité des mois, ont dû être hospitalisés ou ont frôlé la mort. » Par ces mots très forts, la psychologue Delphine Brioude a alerté sur les risques liés à l’épuisement professionnel dû en partie à la question du manque de temps : « le burn-out est multifactoriel, mais je note chez mes patients une forte propension à passer énormément de temps au travail et à ramener du travail à la maison. Ils ne comptent plus leurs heures et c’est frappant chez les cadres qui sont au forfait : il n’y a plus d‘horaires, il n'y a plus de limites. » Alors qu’en moyenne nous passons 90 000 heures de notre vie au travail, des travaux de recherche de l’Inserm montrent même une association significative entre le risque d’AVC et un temps de travail prolongé sur une période égale ou supérieure à dix ans. « Il y a en effet des conséquences somatiques », confirme la psychologue : « des personnes qui s’épuisent peuvent développer de l’hypertension, des problèmes de sommeil voire un infarctus ou un ictus amnésique (épisode soudain et temporaire de perte de mémoire) ».
Le risque du travail en zapping
Delphine Brioude décrit les signaux d’alerte : inefficacité croissante, difficulté à se déconnecter et travail en zapping : “C’est un morcellement des tâches, une sur-sollicitation permanente qui fait qu’à la fin de la journée, on ne s’est pas arrêté une seconde et on est incapable de dire ce que l’on a fait.” La psychologue dénonce des « deadline irrationnelles impossibles à atteindre » fixées par certaines entreprises ainsi que la nocivité de certains outils de communication : « les groupes WhatsApp, ça devrait être interdit ! ». Pour cette spécialiste du burn-out, prendre du temps pour soi n’est pas un luxe : c’est une condition pour continuer à travailler humainement. « Il est important de connaitre ses besoins et ses limites. La vie ne devrait pas s’articuler en fonction du travail. C’est le travail qui devrait s’adapter à la vie que l’on a envie de mener ».
L’agenda partagé et la surcharge communicationnelle
La question du temps au travail est très liée à celle de la déconnexion, l’ensemble des participants à Vivement Lundi ! s’accordant sur le fait que les smartphones « mangent du temps de vie ». Selon une enquête DARES de mars 2025 “l'hyperconnectivité, découlant de la disponibilité permanente aux moyens de communication en ligne, complique la séparation entre vie professionnelle et vie personnelle”.
Maria Sol Romero Goldar, doctorante en sociologie du travail, explore précisément dans le cadre de sa thèse, la notion de surcharge communicationnelle et d’hyperconnexion. Selon elle, les outils numériques, mal régulés, favorisent l'interruption, la dispersion, et la confusion entre les temps pro et perso : le fameux travail en zapping évoqué par Delphine Brioude. Dans le cadre de VERTUOSE, un projet de recherche interdisciplinaire (sociologie et informatique), la sociologue coordonne la conception de solutions coconstruites avec les salariés, notamment autour de l’usage des agendas partagés. « L’agenda partagé est un outil symptomatique : comment on l’utilise, comment on se coordonne ? Il y a une tension entre « écrire pour soi » ou « écrire pour autrui » : est-ce un outil davantage individuel pour organiser son activité, ou doit-il être interprété par les collègues ? Cela devient illisible, et la communication devient source invisible de fatigue. » La solution ?
« Il s’agit de penser collectivement des règles pour mieux vivre la communication, sans que ce soit vécu comme une contrainte. Il ne s’agit pas forcément d’établir un règlement ou une charte pour tous les aspects de la vie au travail, mais de passer par la discussion, la négociation entre collègues ». En réponse à Delphine Brioude pour qui les groupes de travail type WhatsApp sont « délétères », Maria Sol Romero Goldar nuance : « Ce sont des outils pratiques, mais il est important que ses usages soient explicites et fassent l’objet de négociation. Si ce n’est pas le cas, lorsqu’une personne se retire du groupe pour préserver sa vie personnelle, cela peut être perçu comme un manque d’implication. Et cette décision peut se retourner contre elle. Prendre une décision collective et claire protège davantage la personne que si on la laisse seule prendre la responsabilité de se protéger elle-même ».
« Comment reprendre la main sur son temps ? »
Pour Candice Lourdin Fabrègue, co-dirigeante du Cabinet de Saint Front, il y a eu un moment de vie décisif quand elle a vu ses collègues travailler tellement qu’ils ne voyaient pas leurs enfants grandir. Elle-même mère de 3 enfants a décidé, il y a 10 ans, de suivre un nouveau postulat dans l’entreprise qu’elle co-dirige : le temps compte plus que l’argent. « Cela ne sert à rien d’être le plus riche du cimetière ; donc ça ne sert à rien de prendre des responsabilités, de gagner plus d’argent, si c’est pour passer son temps à travailler. »
Candice Lourdin Fabrègue et son associée ont mis en œuvre une réflexion globale qui concerne le temps de temps de travail – une semaine de quatre jours avec réduction du temps de travail et maintien du salaire - et les rémunérations avec la définition d’un plafond de salaire. Un vrai challenge : « Ce n’est pas facile, il faut densifier les journées et les pauses méridiennes sont parfois tronquées. » La tension reste forte : fatigue liée à une to-do list qui s’allonge, difficulté à prioriser, ambition de faire évoluer l’entreprise... “On n’est pas exemplaires sur tout. L’essentiel est de donner du sens à nos actions et de définir nos priorités !”. Pour la sociologue Maria Sol Romero Goldar, « on parle globalement du temps de travail mais en réalité il y a une multiplicité des temps : le temps pour débattre, créer du collectif, accueillir les nouveaux, bâtir une mémoire collective… Ces temps-là sont très importants. Il faut redonner du sens et de la valeur à d’autres activités dans le travail en dehors de la pure production ».
L’une des questions de fond de la soirée reste celle-ci : à quoi veut-on réellement consacrer son temps ? Sur ce point les trois intervenantes convergent vers l’idée que le problème n’est pas seulement individuel, mais aussi structurel et que les choix des entreprises (organisation, outils, charge, investissements) influencent fortement le rapport au temps des salariés. Elles concluent également sur la proposition de redonner de la valeur aux activités collectives, non-productives, qui font la richesse d’un travail.
« J’ai supprimé Instagram »
Face à l’accélération constante des rythmes de travail et des exigences personnelles, la question du « ralentissement » concerne autant les individus que les organisations. Au cours de Vivement lundi !, plusieurs personnes dans le public ont répondu à la question : Avez-vous déjà pris une décision radicale pour reprendre la main sur votre temps ? Réponses : « je roule moins vite ; j’ai supprimé Instagram ; je ne porte plus de montre ; j’ai changé de métier ou encore quand je bloque un créneau perso pour m'occuper de mes enfants et préserver mon équilibre pro / perso), je n'y déroge jamais ». Candice Lourdin Fabrègue a de son côté décidé d’arrêter de se justifier quand elle arrive à 10 heures au travail : « je ne veux plus justifier mon besoin de ralentir et d’écouter mes besoins ».
Article : Sophie Arutunian, édité par Séverine Martin
Interviews et rédaction en chef : Emmanuelle Durand-Rodriguez
Vidéos : Thibault Van Damme et Anthony Duhamel
Photos : Lydie Lecarpentier
Vivement lundi ! : Élodie Hernandez et Élise Crassat
![]() | La soirée événement d’Eurécia Média propose d’explorer les défis et opportunités du monde professionnel. Parce que le futur du travail se construit à plusieurs, Vivement lundi ! vise à apprendre, analyser et inventer ensemble.
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