Dans nos cerveaux
Les sciences cognitives et comportementales pour comprendre nos décisions
En entreprise les "valeurs" sont sacro-saintes. On les placarde sur les murs, on les invoque dans les discours, on s’y réfère pour prendre des décisions stratégiques, telles des boussoles rassurantes dans un monde tumultueux. Mais ces repères peuvent-ils, parfois, nous entraîner droit dans le mur ? Et si nos propres valeurs, celles qui nous animent le plus, étaient aussi nos plus grands pièges professionnels ? Explorons les zones d'ombre de notre bon sens... et de notre cerveau.
Que disent les neurosciences cognitives de nos valeurs aussi bien individuelles que collectives ?
Les valeurs, pour nous guider vers du mieux …
Le cerveau, pilote de notre comportement, a une fonction essentielle en dehors d’assurer notre survie ; nous orienter vers ce qui est « bon/agréable/satisfaisant » pour nous, et nous éviter ce qui est « mauvais/désagréable/douloureux ». En cela, il se base sur des stratégies comportementales acquises en grande partie. Nos valeurs sont des croyances profondes, enracinées dans notre culture, notre éducation, nos expériences, et notre personnalité. Les valeurs comprennent des dimensions cognitives (ce que nous pensons vrai), affectives (ce que nous apprécions ou rejetons), et comportementales (ce que nous jugeons souhaitable de faire).
Et là, c’est le drame (de l’évaluation subjective par nos valeurs) !
Premier problème évident : la notion de « bon » vs « mauvais » demeure purement subjective, et se réfère à une échelle toute personnelle. Une tartine de Nutella est un parfait goûter pour certains et une horreur pour d’autres ! Stopper les pesticides est crucial pour l’un et suicidaire pour l’autre. Le psychologue américain Milton Rokeach, puis le psychologue social israélien Shalom Schwartz, ont montré que les valeurs sont universelles mais hiérarchisées différemment selon chacun. C’est d’ailleurs une raison majeure de conflits entre personnes.
Deuxième écueil : outre leur origine individuelle, les valeurs sont influencées par l’environnement social. Imaginez : vous évaluez une proposition de partenariat. Vous la trouvez géniale. Mais est-ce vraiment son contenu ou est-ce parce qu'elle a été faite dans une ambiance super cocooning, par une personne hyper sympa qui a "contaminé" votre perception de sa valeur ? Sous la pression sociale, les modes, les tendances, nos valeurs peuvent évoluer, quitte à renier ce que nous adorions hier. Qui a déjà porté un pantalon troué ou des motifs Galaxie ici ?
Notre cerveau choisit automatiquement selon nos valeurs
Au quotidien, notre cerveau attribue constamment une "valeur" à tout ce qui nous entoure – une "monnaie neuronale commune" qui met tout sur la même échelle, du gâteau sucré au projet stratégique. Voilà pourquoi vous allez scroller « encore cinq minutes » au lieu de rédiger ce document urgent.
Et ceci dans le but de nous orienter vers ce qui est « bon » pour nous. Le hic ? Cette évaluation est souvent automatique, impulsive et inconsciente. La science nous apprend que cette estimation s’appuie sur notre structure mentale, elle-même façonnée selon nos valeurs. Si notre choix se confirme être bon, un petit shoot de dopamine va renforcer le comportement. Sinon, le stress nous informe du décalage entre l’attendu et la réalité. Nos valeurs sont ancrées dans une réalité biologique parfois imprévisible, souvent invisible pour notre contrôle conscient.
Nos valeurs sont-elles adaptées à notre environnement professionnel ?
Dans le monde du travail, vous êtes un pro, vous aimez le travail bien fait, c'est une de vos valeurs profondes. Mais votre souci du détail – certes important à vos yeux – est-il réellement adapté à la demande du client ? La perfection qui nous anime répond-elle à NOTRE besoin personnel ou est-elle justifiée pour la finalité du projet ? Notre évaluation de ce qui est important (valeurs) doit être partagée, pour adapter collectivement nos comportements. Car notre intransigeance individuelle peut nous priver de l’intelligence collective nécessaire à une situation.
De même, lorsque votre entreprise, focalisée sur la réactivité, vous demande de bâcler (selon vous) une tâche ou de vendre un service de moindre qualité. C'est ce qu'on appelle la "qualité empêchée". Vos valeurs professionnelles se cognent à la réalité, créant un conflit de valeurs, une dissonance cognitive. Résultat ? Stress, frustration, malaise, voire sentiment d'inutilité et de désengagement. C’est le phénomène de "brown-out". Six actifs sur dix en France y seraient exposés.
Enfin, attention à l'inertie ! Vos valeurs, aussi solides soient-elles, peuvent devenir des prisons si elles vous empêchent d'évoluer. Un manager "hiérarchique" traditionnel, par exemple, valorise son "pouvoir" lié à la taille de son équipe et son budget, et voit l'organigramme comme le reflet de sa valeur. Il peut même freiner les initiatives qui bousculeraient son statut. Face à un monde en constante mutation (technologie, concurrence, attentes de la Génération Y), cette rigidité peut figer l’entreprise, lui faire rater ses objectifs et la priver de talents.
Au contraire, la flexibilité et l'adaptabilité exigent de "remettre en question" et d'être "curieux, souple, nuancé, prendre du recul". Elles impliquent d'accepter de ne pas être le "propriétaire" d'un budget, de détacher des collaborateurs, et d'être évalué sur la plus-value dégagée pour l'entreprise plutôt que sur le statut. Nos valeurs, si elles deviennent des certitudes inébranlables, peuvent nous "braquer" et nous empêcher de voir les solutions.
Garder le cap du « bon » grâce à l’intelligence adaptative
Se méfier de ses propres valeurs, ce n'est pas les renier. C'est faire preuve d'intelligence adaptative et de recul. C'est comprendre que notre cerveau a ses automatismes et ses biais, que le monde du travail peut créer des conflits profonds avec nos idéaux, et que la fidélité à des valeurs trop rigides peut nuire à notre épanouissement et à la performance collective. Interrogeons-les régulièrement, mettons-les à l'épreuve des faits et de la complexité, et cultivons une flexibilité qui nous permettra de naviguer avec sérénité dans un monde en perpétuel changement.

Expert sciences & travail
Ce qui l’intéresse, ce n’est pas tant la communication en surface que ce qui se joue en profondeur : les perceptions, les mécanismes cognitifs, les…
Dans nos cerveaux
Au travail comme à la maison, les sciences cognitives et comportementales nous permettent de comprendre de plus en plus finement la complexité de nos comportements et des processus cognitifs qui les sous-tendent. Mémoire, fonctionnement psychologique et organisationnel, charge mentale ou charge émotionnelle : chaque chronique explore les méandres de l'esprit humain à travers le prisme des sciences cognitives et comportementales.